L. Naccache revisite Kant et Schopenhauer
« Croire que nous voyons la réalité telle qu’elle est est une illusion » Le cerveau a, comme le cinéma, ses effets spéciaux. Un essai du neuroscientifique Lionel Naccache nous dévoile ce « cinéma intérieur ». Propos recueillis par Yann Verdo @verdoyann
Extrait du journal « Les Echos »
Depuis la parution du « Nouvel Inconscient » (Odile Jacob, 2006), le neurologue et chercheur en neurosciences cognitives Lionel Naccache défend la thèse selon laquelle notre vie intérieure est tissée de fictions, d’interprétations et de croyances. Son dernier essai, « Le Cinéma intérieur » (Odile Jacob, 2020), vient illustrer cette théorie à travers l’exemple de la perception visuelle : si vous pensez qu’il vous suffit d’ouvrir les yeux pour voir le monde extérieur tel qu’il est, ce livre n’a pas fini de vous surprendre. Pourquoi avoir choisi de parler de la perception visuelle comme d’un « cinéma intérieur » ? Ce qu’il y a de plus magique selon moi dans le cinéma – le vrai –, c’est que le film dont chaque spectateur fait subjectivement l’expérience, ce film en réalité ne lui a pas été montré, car il n’existe pas ! Ce qui lui a été montré, c’est une série d’images (par définition fixes) se succédant au rythme de 24 par seconde. On pourrait imaginer que le spectateur ait une sorte de perception saccadée, stroboscopique, de ce qui est projeté sur l’écran, mais ce n’est pas ce qui se passe : il voit un film continu, pas une série d’images discrètes (par opposition à continu). Comme s’il avait inventé l’infinité d’images venant s’intercaler dans l’intervalle de temps d’1/24 de seconde séparant deux images projetées. Cette transformation du discret en continu, c’est le mécanisme de base sur lequel repose le cinéma. Mais – et c’est la pierre angulaire de mon essai – le même mécanisme prévaut aussi en dehors des salles obscures, dans notre vie de tous les jours ! Comme la caméra, notre esprit/ cerveau échantillonne notre environnement visuel en une série d’images discrètes (non plus au rythme de 24 images par seconde, mais plutôt, en moyenne, de 13) et transforme cette série d’images discrètes en un film continu, conférant ainsi aux choses qui nous entourent leur mouvement apparent. La meilleure preuve en est donnée, en creux, par les personnes chez qui, à la suite par exemple d’un AVC ayant lésé la zone correspondante du cerveau, cette machine à transformer du discret en continu ne fonctionne plus. On dit de ces patients qu’ils souffrent d’« akinétopsie » : ils continuent de voir et d’identifier ce qu’ils voient, mais ne perçoivent plus le mouvement. C’était la situation de Mme L., une patiente historique dont le cas a été décrit en 1983 dans « Brain ». N’étant plus capable d’inventer les images entre les images, sa perception visuelle correspondait à une succession d’images fixes. Si elle traversait la rue, les voitures lui apparaissaient successivement à 20, 15, 10… mètres d’elle, sans qu’elle ait l’impression de les voir avancer. Notre cinéma intérieur a aussi ses effets spéciaux, dites-vous. Pouvez-vous en citer quelques-uns ? En effet, il y en a plein ! Outre cet effet spécial temporel qu’est la transformation du discret en continu, notre cinéma intérieur met en jeu quantité d’effets spéciaux de nature spatiale. Tous concourent au fait que ce que l’on perçoit sur l’écran de notre conscience n’est pas du tout le simple décalque cérébral de ce qui s’imprime sur notre rétine. Quelques exemples. Le premier concerne la couleur. Si notre perception de la couleur se limitait à ce que la rétine traite, nous ne devrions voir en couleur qu’au centre de notre champ visuel, tout le pourtour nous apparaîtrait avec des teintes très dégradées, presque en noir et blanc. Pourquoi ? Parce que les photorécepteurs sensibles à la couleur (les cônes) se trouvent pour l’essentiel au centre de la rétine, dans la fovéa, le reste de la rétine étant principalement tapissé de bâtonnets qui n’y sont pas sensibles. Or, ce n’est pas ce qui se passe : nous voyons en couleur partout. Mais cet « en couleur partout » résulte d’un processus de coloriage actif, par notre cerveau, de la scène visuelle. C’est un premier effet spécial : le Technicolor de notre cinéma intérieur. Deuxième effet spécial : le « filling-in ». A la périphérie de la rétine, il y a un trou par lequel passent les structures vasculaires et nerveuses. Si on ferme un œil, on devrait voir une tache aveugle correspondant à l’absence de photorécepteurs au niveau de ce trou. Or, une fois de plus, ce n’est pas ce qui se passe. Notre esprit/cerveau remplit cette tache aveugle en inventant littéralement le fragment visuel correspondant. Troisième effet spécial : la suppression saccadique. Chaque fois que nos yeux bougent (chaque fois qu’ils font une saccade oculaire, laquelle dure deux dixièmes de seconde), toute la scène visuelle est complètement chamboulée sur notre rétine. Mais elle ne l’est pas sur l’écran de notre conscience. Pourquoi ? Parce que notre esprit/cerveau opère des « cuts » au montage, il supprime littéralement les deux dixièmes de seconde correspondant à la saccade oculaire, afin de stabiliser l’image. Tous ces effets introduisent un décalage énorme entre la réalité et notre perception !… Il est vrai. Comme tous les mécanismes décrits plus haut – le coloriage actif, le « filling-in », la suppression saccadique, etc. – se font à notre insu, nous pensons naïvement que nous voyons la réalité telle qu’elle est. C’est la première illusion. Mais il en existe une seconde, beaucoup plus forte, que j’ai appelée l’illusion de complétude visuelle : quand nous avons les yeux ouverts sur le monde, nous pensons voir tout ce qu’il y a devant nous, or c’est faux. Les lecteurs ont peut-être entendu parler de la célèbre vidéo de Christopher Chabris et Dan Simons dans laquelle deux équipes de baskets se font des passes tandis qu’un homme déguisé en gorille traverse le terrain de jeu : si l’on a préalablement demandé aux spectateurs de compter les passes, leur attention est tellement focalisée que, dans une large majorité des cas, ils ne voient tout simplement pas le faux gorille ! Que nous enseignent ces illusions ? Qu’entre le monde extérieur et la perception que nous en avons s’intercale toujours une couche de fictions activement élaborées par notre esprit/cerveau, et cela en permanence. L’essence de ces fictions n’est pas d’être incorrectes (de ne correspondre à rien de réel), mais, indépendamment de leur caractère correct ou non, de faire sens pour nous, de nous permettre d’interpréter le monde qui nous entoure. Dans la vie de tous les jours, nos fictions sont tellement bien contraintes par la réalité extérieure qu’on perd de vue leur caractère fictionnel. Mais elles n’en demeurent pas moins des fictions, au sens où il s’agit d’interprétations subjectives, que ces interprétations soient correctes ou pas. Ce que vous venez de nous dire de la perception visuelle ne s’applique-t-elle qu’à elle ? Absolument pas ! La même machinerie mentale et cérébrale est à l’œuvre dans d’autres fonctions que la perception : dans l’imagination, dans le rêve, dans l’hallucination et même dans ce vaste pan de la mémoire qu’on appelle la mémoire épisodique (celle des événements vécus par nous). C’est ce que j’appelle « la grande famille du cinéma intérieur ». De même que la physique a unifié l’électricité et le magnétisme, la matière et l’énergie, etc., les neurosciences cognitives ont peu à peu permis d’unifier tous ces contenus de notre vie mentale qui en forment la couche la plus riche, celle de plus haut niveau, qui culmine dans notre conscience. A propos de la conscience, elle-même serait constituée d’une succession d’états discrets perçue comme un flux mental continu. On a peine à le croire ! Et pourtant cela semble bien être le cas, plusieurs expériences le prouvent ! Cette découverte récente, à laquelle notre équipe a contribué, constituait même mon point de départ quand j’ai entrepris d’écrire ce livre. Dans un texte datant de 1890, le grand psychologue américain William James en avait déjà eu l’intuition puisqu’il y comparait la conscience à la vie d’un oiseau « made of an alternation of flights and perchings ». Nous introspectons notre conscience comme un flux continu, mais nous avons de bonnes raisons de penser que cette apparence de continuité cache en fait une succession d’états discrets : notre conscience sauterait d’un état à un autre, deux à trois fois par seconde. Il se pourrait même que, lorsque nous pensons être pleinement éveillés et conscients, nous passions alternativement par des états de conscience (avec l’enchaînement d’états discrets que je viens d’évoquer) et des états de non-conscience, qui pourraient durer quelques secondes. Le tout ne nous en apparaîtrait pas moins comme un état continu de conscience, les phases de non-conscience étant effacées ou remplies par un mécanisme analogue au « filling-in » précédemment évoqué à propos de la tache aveugle. C’est une hypothèse que j’ai avancée en 2018. D’où ce détournement que je propose de la citation de William James : notre flux de conscience serait une alternance « of (unconscious) flights and (conscious) perchings ».