Cette analyse de différents articles scientifiques très récents, effectuée par Marc Gozlan dans Réalités biomédicales, confirme hélas mes craintes antérieures.
Que se passe-t-il à Manaus dans l’État d’Amazonas ?
En octobre 2020, cet état du nord-ouest du Brésil avait été durement touché par l’épidémie de Covid-19. Publiée en octobre 2020 dans la revue Science, une étude conduite auprès des donneurs de sang indiquait que plus des trois quarts (76 %) des habitants de la plus grande ville de la région amazonienne possédaient des anticorps contre le SARS-CoV-2. Le taux de prévalence des anticorps (ou séroprévalence) y était donc particulièrement élevé à ce moment-là. Par ailleurs, le nombre de personnes contaminées à partir des sujets infectés étant important, avec un taux de reproduction effectif (R) égal à 3, le taux d’immunité collective à Manaus devait théoriquement atteindre les 67 %.
Dans un tel contexte, on peut donc s’étonner de l’augmentation brutale du nombre des hospitalisations au cours du mois du janvier 2021. Dans une population aussi largement immunisée par l’infection naturelle, les anticorps ne protégeraient-ils pas d’une diffusion massive du virus ?
Des chercheurs appartenant à diverses institutions brésiliennes (dont l’université de São Paulo) et organismes de recherche britanniques (université d’Oxford, London School of Hygiene and Tropical Medicine) et américains (École de santé publique de l’Université Harvard, université de San Francisco) ont réfléchi à cette question et livrent leurs réflexions dans une correspondance publiée en ligne le 27 janvier 2021 dans l’hebdomadaire médical The Lancet.
Une immunité collective moins élevée que celle estimée
Quatre hypothèses, non mutuellement exclusives, se dégagent. La première explication tiendrait au fait que 76 % (avec une valeur en fait comprise entre 67 % et 98%) des habitants de Manaus n’auraient pas été contaminés par le coronavirus lors de la première vague. Ce taux, avait en effet été estimé sur la base d’une prévalence des anticorps IgG anti-SARS-CoV-2 qui était de 4,8 % en avril, de 44,5 % en mai, pour atteindre un pic de 52,5 % en juin 2020.
Lewis Buss et ses collègues de l’université de São Paulo, en tenant compte des cas des sujets infectés mais sans anticorps détectables et de la baisse de l’immunité acquise au fil du temps, avaient estimé que le virus avait touché 66 % de la population de Manaus en juin et avait même atteint 76 % en octobre, un taux d’attaque bien plus élevé que celui estimé pour São Paulo et qui se situait alors à 29 %.
Quand bien même la séroprévalence aurait été dans la fourchette basse (aux alentours de 67 %) et non de 76 %, le nombre de personnes ayant été exposées au virus aurait été assez élevé pour conférer au sein de la population locale une immunité suffisante pour empêcher la survenue d’une importante flambée épidémique.
Par ailleurs, font valoir Ester Sabino et ses collègues, il est probable que la population des donneurs de sang ne s’écarte pas des paramètres démographiques de la population locale. Surtout, l’estimation de la population ayant été exposée au virus pourrait même avoir été sous-estimée dans la mesure où l’étude de séroprévalence avait exclu les donneurs de sang présentant des symptômes de Covid-19. Cette première hypothèse peut donc être a priori exclue. Une analyse des données par des équipes indépendantes pourrait néanmoins permettre de mieux appréhender à Manaus à la fois la représentativité des donneurs de sang par rapport à l’ensemble de la population locale et la dynamique du déclin de l’immunité acquise vis-à-vis du virus.
Déclin de l’immunité acquise
Seconde hypothèse : l’immunité collective avait déjà largement décliné en décembre 2020 du fait d’une baisse générale des anticorps* produits après une première infection. C’est cependant oublier que l’immunité acquise après l’infection naturelle dépend également de la persistance de lymphocytes B et T mémoires. Par ailleurs, une étude britannique conduite auprès de professionnels de santé, et ayant donné lieu à des résultats publiés dans le New England Journal of Medicine en décembre 2020 et dans la revue Clinical Infectious Diseases en janvier 2021, indique qu’une réinfection survient rarement dans les six mois suivants une première infection. Or à Manaus, la plupart des infections avaient eu lieu après un délai supérieur, en l’occurrence sept à huit mois avant l’actuelle résurgence de Covid-19. Malgré tout, cette baisse de l’immunité acquise n’explique sans doute pas à elle seule la flambée épidémique actuellement observée à Manaus.
Nouveaux variants
Troisième hypothèse : les lignées virales circulant localement pourraient échapper au système immunitaire des personnes antérieurement infectées. Deux lignages majoritaires ont été détectés à Manaus à la mi-janvier : B.1.1.7 (initialement identifié au Royaume-Uni) et P.1.
Ce variant P.1 est porteur d’une signature génétique très particulière, véritable constellation de dix mutations sur la protéine spike (spicule) de l’enveloppe du SARS-CoV-2. Il renferme notamment la mutation N501Y (comme le variant identifié en Angleterre et en Afrique du Sud) et la mutation E484K (comme le variant « sud-africain »).
Par ailleurs, un autre variant circule au Brésil et notamment à Manaus, qui renferme également la mutation E484K. Récemment baptisé P.2, celui-ci dérive du descendant du lignage B.1.1.28 (qui circule abondamment dans l’État de Rio de Janeiro et qui a probablement émergé au Brésil en février 2020). Or la mutation E484K semble être associée à un échappement immunitaire, à savoir à une moindre capacité de neutralisation par les anticorps lors de l’infection naturelle ou celle induite par la vaccination. Elle a été observée dans des isolats viraux échappant à l’activité neutralisante du sérum de patients Covid-19 convalescents. Dans certains cas, le pouvoir neutralisant des anticorps était réduit de plus de dix fois. On peut noter à ce propos que le variant P.2. a été identifié au Brésil dans deux cas de réinfection chez des patients ayant déjà présenté une infection par un SARS-CoV-2 d’une autre lignée (B.1.1.33).
Plus grande transmissibilité des virus circulants
Enfin, la quatrième hypothèse évoquée pour tenter d’expliquer la situation sanitaire très difficile à Manaus est sous-tendue par une plus forte contagiosité des lignages aujourd’hui en circulation en comparaison avec les souches qui circulaient antérieurement. Le lignage P.1 a été détecté par les tests RT-PCR dans 13 prélèvements sur 31 collectés entre les 15 et 23 décembre 2020. Il était en revanche absent dans 26 échantillons biologiques recueillis entre mars et novembre 2020 et séquencés. À ce jour, on sait peu de choses sur la transmissibilité de ce nouveau variant. Des études de traçage et d’analyse des données épidémiologiques recueillies lors de l’actuelle seconde vague sont nécessaires pour mieux comprendre la transmissibilité de ce nouveau variant brésilien.
Selon les chercheurs, les nouvelles lignées de SARS-CoV-2 peuvent entraîner une résurgence des cas dans les endroits où elles circulent si elles ont une transmissibilité accrue par rapport aux lignées circulantes préexistantes et si elles sont associées à un échappement immunitaire. « Raison pour laquelle, ajoutent-ils, les caractéristiques génétiques, immunologiques, cliniques et épidémiologiques de ces variants du SARS-CoV-2 doivent être rapidement étudiées ». À l’inverse, « si la résurgence à Manaus est imputable à un affaiblissement de l’immunité protectrice, il faut s’attendre à des scénarios de résurgence similaires dans d’autres endroits », déclarent-ils. Dans cette autre éventualité, assurer une surveillance sérologique et génomique soutenue à Manaus, comme ailleurs, constitue une priorité, de même qu’il importe également de surveiller la survenue de réinfections par le SARS-CoV-2 et de mettre en place des mesures pour lutter contre la diffusion de l’épidémie.
Les chercheurs soulignent par ailleurs la nécessité de déterminer l’efficacité des vaccins anti-Covid-19 actuels vis-à-vis du variant brésilien P.1 et d’autres potentiellement préoccupants en termes d’échappement immunitaire. Et de conclure en proposant de procéder au séquençage des virus chez les sujets qui, au cours des essais cliniques vaccinaux, ont développé une infection au SARS-CoV-2. Selon eux, cela pourrait peut-être aider à comprendre la part que peuvent représenter les nouveaux variants dans les réinfections.