Lettre de Jaures

La lettre, dans sa totalité, adressée par Jean Jaures (ex normalien) aux instituteurs (ex normaliens):
La Dépêche de Toulouse, 15/01/1888
« Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ;
vous êtes responsables de la patrie. Les enfants qui vous sont confiés
n’auront pas seulement à écrire, à déchiffrer une lettre, à lire une
enseigne au coin d’une rue, à faire une addition et une multiplication.
Ils sont Français et ils doivent connaître la France, sa géographie et
son histoire : son corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent
savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits leur confère, quels
devoirs leur impose la souveraineté de la nation.
Enfin ils seront hommes, et il faut qu’ils aient une idée de
l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la racine de nos misères :
l’égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre
grandeur : la fermeté unie à la tendresse.
Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce
humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les
brutalités de l’instinct, et qu’ils démêlent les éléments principaux de
cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation.
Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur
enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le

sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force, car
c’est par lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et de la
mort.
Eh ! Quoi ? Tout cela à des enfants ! – Oui, tout cela, si vous ne
voulez pas fabriquer simplement des machines à épeler… J’entends
dire : « À quoi bon exiger tant de l’école ? Est-ce que la vie ellemême n’est pas une grande institutrice ? Est-ce que, par exemple, au
contact d’une démocratie ardente, l’enfant devenu adulte, ne
comprendra pas de lui-même les idées de travail, d’égalité, de
justice, de dignité humaine qui sont la démocratie elle-même ? » – Je
le veux bien, quoiqu’il y ait encore dans notre société, qu’on dit
agitée, bien des épaisseurs dormantes où croupissent les esprits.
Mais autre chose est de faire, tout d’abord, amitié avec la
démocratie par l’intelligence ou par la passion. La vie peut mêler,
dans l’âme de l’homme, à l’idée de justice tardivement éveillée, une
saveur amère d’orgueil blessé ou de misère subie, un ressentiment ou
une souffrance. Pourquoi ne pas offrir la justice à nos cœurs tout
neufs ?
Il faut que toutes nos idées soient comme imprégnées
d’enfance, c’est-à-dire de générosité pure et de sérénité.
Comment donnerez-vous à l’école primaire l’éducation si haute
que j’ai indiquée ? Il y a deux moyens. Tout d’abord que vous
appreniez aux enfants à lire avec une facilité absolue, de telle sorte
qu’ils ne puissent plus l’oublier de la vie, et que dans n’importe quel
livre leur œil ne s’arrête à aucun obstacle. Savoir lire vraiment sans
hésitation, comme nous lisons vous et moi, c’est la clef de tout….
Sachant bien lire, l’écolier, qui est très curieux, aurait bien vite, avec
sept ou huit livres choisis, une idée très haute de l’histoire de

l’espèce humaine, de la structure du monde, de l’histoire propre de la
terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l’humanité.
Le maître doit intervenir pour aider ce premier travail de
l’esprit ; il n’est pas nécessaire qu’il dise beaucoup, qu’il fasse de
longues leçons ; il suffit que tous les détails qu’il leur donnera
concourent nettement à un tableau d’ensemble. De ce que l’on sait de
l’homme primitif à l’homme d’aujourd’hui, quelle prodigieuse
transformation !
Et comme il est aisé à l’instituteur, en quelques traits, de faire,
sentir à l’enfant l’effort inouï de la pensée humaine ! Seulement,
pour cela, il faut que le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu’il
enseigne. Il ne faut pas qu’il récite le soir ce qu’il a appris le matin ;
il faut, par exemple, qu’il se soit fait en silence une idée claire du
ciel, du mouvement des astres ; il faut qu’il se soit émerveillé tout
bas de l’esprit humain qui, trompé par les yeux a pris tout d’abord le
ciel pour une voûte solide et basse, puis a deviné l’infini de l’espace
et a suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils ;
alors, et alors seulement, lorsque par la lecture solitaire et la
méditation, il sera tout plein d’une grande idée et tout éclairé
intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants, à la
première occasion, la lumière et l’émotion de son esprit.
Ah ! Sans doute, avec la fatigue écrasante de l’école, il est
malaisé de vous ressaisir ; mais il suffit d’une demi-heure par jour
pour maintenir la pensée à sa hauteur et pour ne pas verser dans
l’ornière du métier. Vous serez plus que payés de votre peine, car
vous sentirez la vie de l’intelligence s’éveiller autour de vous. Il ne
faut pas croire que ce soit proportionner l’enseignement aux enfants
que de le rapetisser. Les enfants ont une curiosité illimitée, et vous
pouvez tout doucement les mener au bout du monde.

Il y a un fait que les philosophes expliquent différemment
suivant les systèmes, mais qui est indéniable : « Les enfants ont en
eux des germes de commencements d’idées. » Voyez avec quelle
facilité ils distinguent le bien du mal, touchant ainsi aux deux pôles
du monde ; leur âme recèle des trésors à fleur de terre ; il suffit de
gratter un peu pour les mettre à jour. Il ne faut donc pas craindre de
leur parler avec sérieux, simplicité et grandeur.
Je dis donc aux maîtres pour me résumer : lorsque d’une part
vous aurez appris aux enfants à lire à fond, et lorsque, d’autre part,
en quelques causeries familières et graves, vous leur aurez parlé des
grandes choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine,
vous aurez fait sans peine en quelques années œuvre complète
d’éducateurs. Dans chaque intelligence il y aura un sommet, et, ce
jour-là, bien des choses changeront. »

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