François Héran éminent et peu contestable Universitaire , dans le journal le Monde.
« La France est en passe de devenir « le premier pays d’Europe pour la demande d’asile »… Il est urgent de « réduire son attractivité »… Il faut mettre fin à « l’appel d’air »… Il faut « revoir » l’aide médicale d’Etat et le regroupement familial… Il est temps de « balayer les bons sentiments » pour « sortir du déni », etc. Autant de commentaires qui ont fleuri, au sein de la majorité et à droite, à la suite du discours du président de la République devant les députés et sénateurs de son parti, le 16 septembre, appelant à « regarder le sujet de l’immigration en face.
La France est loin, très loin, d’être le premier pays d’Europe pour la demande d’asile.
Le problème est que le diagnostic initial est faux. La France est loin, très loin, d’être le premier pays d’Europe pour la demande d’asile. Je me contenterai ici de synthétiser les données que j’ai présentées le 17 septembre à la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale devant une quarantaine de députés. Raisonner en chiffres absolus n’a aucun sens quand il s’agit de comparer des pays de taille inégale et de richesse variable. C’est aussi absurde que de comparer le prix des appartements sans tenir compte de leur surface. Que dirait-on d’un dirigeant politique qui brandirait les chiffres bruts du PIB pour affirmer que les Français sont plus riches que les Suisses, alors qu’il suffit d’utiliser le PIB par habitant pour découvrir qu’il n’en est rien ? Telle est la grossière erreur que l’on commet quand on mesure le poids de la demande d’asile sur les pays d’Europe en maniant uniquement le nombre absolu de demandeurs.
Certes, dans la période récente, de juillet 2018 à juin 2019, la France a enregistré 115 400 demandes d’asile nouvelles, un chiffre qui se rapproche des 152 500 dénombrées en Allemagne. Elle occupe ainsi le deuxième rang du tableau européen, devant l’Espagne (83 000) et la Grèce (66 000). Il est non moins vrai que, de janvier 2017 à juin 2019, la demande d’asile a baissé de 50 % en Allemagne et progressé de 25 % en France. Cette évolution préoccupe à juste titre les organismes français chargés d’accueillir les nouveaux venus ou d’instruire les demandes d’asile. Mais cela ne justifie en rien les arguments brandis ces derniers jours. Il faut replacer cette tendance récente dans l’ensemble de la « crise de l’asile » et, pour cela, passer des chiffres bruts aux chiffres relatifs.
Pas à la hauteur de la situation
Les pays se classent tout autrement quand on prend la peine de calculer le nombre annuel de demandeurs d’asile par million d’habitants. Arrivent en tête les pays méditerranéens les plus exposés, astreints au règlement Dublin [attribuant la responsabilité de l’examen de la demande d’asile d’un réfugié au premier pays qui l’a accueilli] : Chypre (13 240 demandeurs par million d’habitants), la Grèce (6 100), Malte (5 760). La France est loin derrière, au 11e rang, avec 1 730 demandeurs par million d’habitants. Si, de surcroît, l’on neutralise les écarts de PIB, alors la France, vu sa population et sa richesse, reste très moyennement affectée par la demande d’asile : elle recule au 15e rang des pays d’Europe. Plus bas encore si l’on prend en compte l’étendue du territoire national.
Ce bilan sur les douze derniers mois se vérifie a fortiori depuis 2015, tant la France a fait le dos rond au plus fort de la crise. Tout en saluant les efforts de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) et de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), ainsi que la décision d’ouvrir la porte de l’asile aux migrants du Calaisis ou des boulevards parisiens, il faut reconnaître que l’engagement de la France n’a pas été à la hauteur de la situation.
Les faits sont là : elle n’a jamais fait partie des pays d’Europe qui croulent sous le poids des demandes d’asile, y compris dans la période récente. Les 400 000 demandeurs enregistrés sur notre sol depuis janvier 2015 ne représentent que 10 % du total européen et, sous l’hypothèse que tous seraient restés en France, ils n’ont accru notre population que de 0,6 % (contre 2 % en Allemagne et 0,8 % dans l’Union européenne des Vingt-Huit). Tout au long de la crise, l’Allemagne a pris bien plus que sa part de l’accueil, et ce avant même l’appel d’Angela Merkel – qui n’a pas ouvert les vannes mais accompagné un mouvement déjà en cours. La Suède et l’Autriche, suivies des Pays-Bas, ont subi le choc initial. L’Italie a pris sa part en 2016-2017. De nos jours, grâce au règlement Dublin, nous nous défaussons sur les Etats européens de la Méditerranée orientale. Un accord est en cours avec l’Italie pour promouvoir une juste répartition des migrants en Europe ? Il était temps !
Des attraits dans la moyenne
A l’échelle de l’Europe, vu notre population et notre économie, nos cris d’orfraie sur l’intolérable pression de la demande d’asile sont éloignés des faits et, pour tout dire, franchement indécents. On se fourvoie quand on imagine que des facteurs d’attraction exceptionnels, comme l’Aide médicale d’Etat ou le regroupement familial, mettraient notre pays en première ligne. Nos attraits se situent dans une honnête moyenne, sans plus.
Si l’on passe maintenant de la demande d’asile aux décisions positives de protection, toujours par million d’habitants, la France recule au 17e rang des pays européens – un rang confirmé quand on tient compte des écarts de PIB et qui recule quand on considère l’étendue du territoire. Population, richesse, superficie : tels sont, avec certaines données du marché du travail, les éléments-clés des fameuses « capacités d’accueil » qu’il faudrait prendre en compte, disent certains, pour fixer les quotas d’immigration ajustés à nos besoins. Ont-ils seulement réfléchi au fait que cette mesure, si on la généralisait en Europe, loin de réduire la part de la France dans l’accueil de l’immigration, aboutirait à l’accroître ?
Tout a été fait pour contenir ces flux. Impossible, désormais, de les réduire sans attaquer le noyau des conventions internationales.
La montée de l’asile n’est pas tout. J’ai présenté à la commission des affaires étrangères la distribution des titres de séjour depuis quinze ans, en soulignant la seule hausse notable : celle des étudiants internationaux, qui se situe cependant très en deçà des niveaux britanniques. La migration de travail, malgré une hausse récente, reste faible à l’échelle internationale. Stable aussi est la migration familiale, qui régularise les situations après de longues années d’attente, au détriment de la santé et de l’intégration. Tout a été fait pour contenir ces flux. Impossible, désormais, de les réduire sans attaquer le noyau des conventions internationales, qui font partie de notre contribution au patrimoine juridique mondial. L’ensemble de ces nouveaux titres de séjour, réfugiés compris, augmente chaque année la population française de 0,4 %.
La « peur de la peur »
On me demande souvent si le président de la République et son gouvernement sont au courant de ces données. Je l’ignore. Mais j’imagine mal qu’un ancien inspecteur des finances ne sache pas mener des comparaisons internationales dans les règles. Reste à savoir pourquoi, devenu président, il s’abstient de toute pédagogie à ce sujet, laissant de facto le champ libre à la démagogie des ultras. Est-ce la crainte d’être inaudible ? Est-ce la conviction, si répandue chez les politiques, que toute pédagogie est vaine, tant les gens sont réputés incapables de comprendre ? Ou bien la « peur de la peur », c’est-à-dire la peur de s’attirer les foudres d’une opinion publique qui a elle-même peur de l’avenir et trouve plus simple de s’en prendre aux « étrangers » les plus visibles (physiquement et religieusement) ? En écartant les données de base de l’immigration au profit d’une politique d’opinion, on risque d’offrir à Marine Le Pen une reddition en rase campagne électorale – le contraire du but recherché. Ecoutons l’avertissement toujours actuel de Rousseau : « La domination même est servile quand elle tient à l’opinion, car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés. »
« Aujourd’hui, le déni, c’est de refuser de regarder en face la composante migratoire de nos sociétés. C’est de faire croire au peuple qu’un retour au passé est possible »
Les sondages ? Il y aura toujours une majorité de l’opinion publique pour juger que les autres sont de trop. Du temps de Malthus, c’étaient les pauvres ; aujourd’hui, ce sont les étrangers. Souvent, ce sont les deux. Le vrai débat n’est pas de savoir s’il y a « trop d’étrangers » en France. Il est de savoir pourquoi l’on évacue les données de base de l’immigration en esquivant la question majeure de l’intégration, dont les données de l’OCDE soulignent l’ampleur. « Macron veut en finir avec le déni », titre un quotidien du matin [Le Figaro du 18 septembre]. Mais aujourd’hui, le déni, c’est de refuser de regarder en face la composante migratoire de nos sociétés. C’est de faire croire au peuple qu’un retour au passé est possible, dans le repli sur soi. C’est d’opposer la politique à la morale, l’éthique de responsabilité à l’éthique de conviction, alors que les deux sont inséparables. C’est de remplacer l’analyse de fond par des arguments sur les personnes, en criant haro sur le « bobo ».