Analyse par J. Van Rillaer, Prof. Univ Louvain (psychologie), du livre sorti en 2017 « Psychothérapie de Dieu »
Le mot « psychanalyse » désigne des théories et des pratiques fort différentes. On peut parler à ce sujet d’un “capharnaüm” [1]. Toutefois, beaucoup de personnes qui se disent (psych)analystes se réfèrent essentiellement à Freud. Celui-ci déclarait: “Je me trouve autorisé à soutenir que personne mieux que moi ne peut savoir ce qu’est la psychanalyse, par quoi elle se différencie d’autres manières d’explorer la vie d’âme et ce qui doit être couvert de son nom ou ce qu’il vaut mieux nommer autrement” [2]. Il qualifiait Adler, Jung et d’autres dissidents de « demi-analystes » et parfois de “non-analystes” [3].
Boris Cyrulnik, qui se présentait autrefois comme “psychiatre-psychanalyste” [4], se qualifie “neuropsychiatre” dans ce dernier ouvrage. En fait il adhère encore à certaines conceptions freudiennes. Il apparaît, au sens freudien, comme un “demi-analyste”.
Il commence et termine son ouvrage “Psychothérapie de Dieu” (Odile Jacob, 2017) par l’affirmation que Dieu souffre. Il cite Élie Wiesel qui, au retour d’Auschwitz, “a compris que Dieu était souffrant puisque le mal existe” (p. 8). Il conclut à sa dernière page : “Dieu souffre quand le mal existe”. Toutefois, son ouvrage ne traite guère de la façon d’atténuer la souffrance de Dieu ou de faire sa psychothérapie, mais du fait que la croyance religieuse peut avoir des effets thérapeutiques.
La principale thèse centrale de Cyrulnik
Conformément à la tradition freudienne, la plupart de ses explications renvoient au passé, à ceci près qu’il use et abuse du concept mis à la mode par John Bowlby : l’attachement. Ainsi “Dieu est une figure d’attachement” (p.96). Notre attachement à Dieu dépend du type d’attachement dont nous avons bénéficié dans l’enfance. Il y a, dit Cyrulnik, “transfert d’attachement”. Ceux qui ont bénéficié d’un bon attachement sont ouverts à d’autres croyances que celles de leur milieu d’origine. Ceux qui ont eu un développement difficile ont besoin de certitudes et sont fermés à toute autre croyance. La radicalisation des islamistes est due à un mode d’attachement particulier. Le rapport à la femme est une question d’attachement : « La vue du corps d’une femme déclenche chez l’homme qui a acquis un attachement sécure : ”La simple présence d’une femme est un moment de bonheur”. Mais s’il a acquis un attachement insécure, il risque de juger : “Cette femme déclenche en moi un désir qui m’angoisse. Si, par malheur, je me laisse aller à l’immanence sexuelle, cette femme me mènera à la souffrance éternelle” » (p.164). L’autisme : idem. “Il n’y a pas d’autisme initial, comme le soutenaient les psychanalystes, mais au contraire il y a une perception privilégiée de signaux émis par sa figure d’attachement dans une relation intersubjective” (p.233). Le plaisir de retrouver un objet utile ? Une affaire d’“attachement” : “Il suffit de constater le bonheur qu’on éprouve en retrouvant les clés de sa voiture qu’on cherchait depuis une demi-heure. Quel plaisir donne ce rebond d’attachement” (p.203).
D’autre part, Cyrulnik répète à longueur d’ouvrage les bénéfices psychologiques de la religion : donner un sens à la vie, sécuriser, clarifier l’identité, favoriser l’estime de soi, donner une explication cohérente des événements, indiquer la direction du bonheur, donner le sentiment de pouvoir influencer Dieu et donc des événements par des prières et des sacrifices, faire croire qu’il suffit de bien obéir pour aller au Paradis. Pour détailler ces effets, Cyrulnik s’est largement inspiré de l’excellent ouvrage Psychologie de la religion. De la théorie au laboratoire de Vassilis Saroglou et 25 collaborateurs [5], qu’il a l’honnêteté de citer abondamment.
Erreurs factuelles concernant la religion
Parmi les erreurs, celle concernant l’Inquisition est peut-être la plus étonnante. Cyrulnik écrit : “L’Inquisition a été déclenchée en 1066 pour récupérer le Tombeau du Christ volé par les Arabes” (p.198). En réalité, l’Inquisition est un organisme judiciaire ecclésiastique créé pour lutter contre les hérésies. Son règlement a été formulé par le Pape Grégoire IX en 1229, quoique des persécutions et des mises à mort d’hérétiques avaient eu lieu bien avant [6]. Le Dictionnaire historique de la langue française signale que le mot (du latin inquisitio, enquête) apparaît en français vers 1175 et que le sens d’“enquête concernant la foi” date du XIIIe siècle [7]. L’expédition militaire destinée à permettre l’accès à la Palestine, lieu de pèlerinage rendu difficile par les Turcs, est la croisade. La première fut prêchée par le Pape Urbain II en 1095 et s’est déroulée de 1096 à 1099 [8].
Cyrulnik n’est pas à une contradiction près. Une cinquantaine de pages plus loin, il écrit : “L’Inquisition a fait cesser les guerres intestines (1231-1233) et a rassemblé la chrétienté” (p.250). En fait, les « guerres intestines » de la chrétienté, loin d’avoir cessé grâce à l’Inquisition après trois ans (!), ont duré des siècles.
Cyrulnik cite (p.262) l’Évangile selon St-Matthieu comme suit: « Quiconque regarde une femme […] a déjà commis l’adultère avec elle » et donne cette référence: « cité in Rauch, p. 25 ». Il met des crochets signalant l’absence de mots. Les connaît-il (il cite l’Évangile de seconde main) ou les a-t-il volontairement éliminés ? Six mots manquent par rapport à la phrase de l’Évangile : « Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle » (Mt 5 :28). Ainsi, ce qui est évoqué dans l’Évangile, ce n’est pas un péché qui résulterait d’un simple regard, mais le péché par intention ou en imagination.
Affirmations sans références
Cyrulnik donne régulièrement des références : c’est le plus souvent pour des idées banales. Par contre, quand il affirme des choses étonnantes, les références manquent souvent. On se demande alors s’il s’agit de ses propres observations. Exemples :
– « La musique est un outil étonnamment efficace. Le rythme des tambours est une hypnose qui mène les soldats à une mort sans angoisse. Il suffit de marcher au pas cadencé, de ne pas réfléchir, de se laisser emporter » (p.220). « Quand les soldats marchent côte à côte en chantant face à la mort, la peur s’estompe ou se transforme en extase » (p.222). « Sans angoisse… en état d’extase » : les témoignages sont-ils nombreux ? À lire Cyrulnik cela semble être la règle.
– A propos des « récit collectifs qui mettent de l’ombre à des faits » : « Dans les années d’après-guerre, il n’y avait pas de Juifs à Auschwitz. La religion préoccupait si peu les récits de l’époque qu’il n’y avait, dans ce camp d’extermination, que des Roumains, des Hongrois, des Allemands ou des Français, mais pas plus de Juifs que de Bouddhistes. Le faible souci du sacré dans les années 1945-1960 ne mettait pas en lumière la mémoire religieuse. En revanche, la glorification des héros russes et des résistants remplissait les films, les romans et les conflits politiques » (p.239s).
De la poudre aux yeux pro-psychanalyse
Cyrulnik écrit : « Un groupe de vingt-quatre dépressions majeures a passé une résonance magnétique avant de se rendre à une série de séances de psychothérapie : l’atrophie du cortex préfrontal était nette et l’amande rhinencéphalique hypertrophiée s’allumait à la moindre émotion. Après quelques mois de travail en psychothérapie, ces dysfonctionnements ont disparu. Mieux même, le gyrus denté, une zone médiane du circuit limbique, était hypertrophié sous l’effet du travail de la réflexion et des émotions associées. Un autre groupe de dépressifs majeurs avait refusé la psychothérapie. Quand, quelques mois plus tard, ils ont accepté de passer un scanner de contrôle, l’atrophie préfrontale et les vives réactions de l’amygdale étaient inchangées. C’est bien le travail psychique qui avait modifié le fonctionnement et la structure de ces zones cérébrales. La vulnérabilité neuro-émotionnelle acquise lors d’un malheur de l’existence avait été remaniée par le travail de la parole. L’exercice qui consistait à, intentionnellement, aller chercher dans son passé des images et des mots pour en faire un récit adressé à un psychothérapeute avait modifié le circuitage [sic] des neurones de ces zones cérébrales » (p. 152s).
Cyrulnik suggère clairement qu’il s’agit ici d’un traitement psychanalytique (« travail de la parole », « rechercher dans le passé … »). Or il n’en est rien. Cyrulnik donne cette référence en bas de page : « Beauregard, M. “Functional neuroimaging studies of the effects of psychotherapy”. Dialogues in Clinical Neuroscience, 2014, 16: 75-81 ». Quand on examine cette référence (ce qui est très facile avec Google Scholar), on constate que la recherche n’est pas de Mario Beauregard, qui n’a fait que la résumer. La recherche a été réalisée par Arthur Brody et al. à l’université de Californie (Los Angeles). Beauregard donne évidemment la référence : « Regional brain metabolic changes in patients with major depression treated with either paroxetine or interpersonal therapy : preliminary findings. Archives of General Psychiatry, 2001, 58: 631–640 ». Le titre de l’article indique clairement qu’il s’agit de « psychothérapie interpersonnelle », ce que d’ailleurs Beauregard a pris soin de souligner dans son résumé. Or ce type de thérapie ne se contente pas de récits du patient au thérapeute et évite précisément les ruminations que constitue « la recherche de mots et d’images dans le passé » [9]. La « thérapie interpersonnelle » est une thérapie courte (dans cette étude-ci, le traitement a duré 12 semaines), qui se caractérise par la centration sur le fonctionnement des relations des patients. Ceux-ci apprennent comment résoudre des conflits interpersonnels, comment développer de nouvelles relations et activités. La démarche s’apparente à celle des TCC [10].
À lire Cyrulnik, on croit que tous les patients sont sortis de leur état dépressif. Brody et al. précisent qu’après 12 semaines il y a eu 38% d’amélioration (évaluée par l’échelle de dépression de Halmilton), c’est-à-dire moins de la moitié ! La façon dont Cyrulnik rapporte la guérison par une thérapie de type freudienne rappelle les contes de Freud sur les résultats de ses traitements. Cyrulnik écrit très joliment, c’est un merveilleux conteur. Sa rigueur hélas est toute « freudienne » [11].
Autre exemple. Cyrulnik écrit : « Le Soi des religieux est facilement “océanique” puisqu’il accède à un au-delà éternel ». Il donne pour référence : « Freud, S. “Le malaise dans la culture” (1927) ». En fait, dans cet ouvrage publié en allemand en 1930 (et non 1927, date de “L’avenir d’une illusion”), Freud relate que Romain Rolland lui a écrit que « la source véritable de la religiosité est un sentiment qu’il appellerait volontiers la sensation de l’“éternité”, sentiment comme de quelque chose de sans frontière, sans borne, pour ainsi dire “océanique” » [12]. Freud ajoute qu’il ne reconnaît pas ce sentiment en lui, mais ne conteste pas qu’il puisse se trouver chez d’autres. Relisons. Freud n’a pas écrit que « le Soi des religieux est facilement “océanique” ». Il disait seulement que, selon Rolland, la source de la religiosité est un sentiment pour ainsi dire océanique. À plusieurs reprises on a l’impression que Cyrulnik a lu Freud en diagonale. Quant à Lacan, on peut se réjouir qu’il semble l’ignorer. Il n’en cite qu’une phrase (sans référence), pour dire une banalité : « Pour un pervers, seule compte la jouissance ».
Thèses freudiennes modifiées ou refusées
« Freud avait dit que Dieu était une figure paternelle. Les psychologues de la religion parlent plutôt aujourd’hui de figures d’attachement qui prennent des formes variables selon la religion, mais qui toutes ont pour fonction de sécuriser et de dynamiser » (p.103).
Freud écrivait : « Ce n’est pas sans de bonnes raisons que la tétée du sein de la mère par l’enfant est devenue le prototype de toute relation amoureuse. La trouvaille de l’objet est, à proprement parler, une retrouvaille [Wiederfindung]. […] l’enfant apprend à aimer d’autres personnes qui lui apportent de l’aide dans son désaide [Hilflosigkeit] et satisfont ses besoins, et cela tout à fait sur le modèle et dans la continuation de son
rapport de nourrisson à sa nourrice » [13]. Cyrulnik pense que « le mot “aimer” nous oriente vers des buts à chaque fois différents : on n’aime pas notre mère comme on aime notre femme, nos enfants, la cuisine ou Dieu. Cette orientation affective universelle organise vers chaque objet une structure différente » (p.55).
On lit avec plaisir la prise de distance à l’égard des Maître-penseurs : “Entre celui qui croit en Dieu et celui qui n’y croit pas, nous pouvons situer celui qui croit aux super-penseurs, comme Marx, Staline, Freud et bien d’autres. Ces hommes jouiraient d’une intelligence surhumaine qui nous permettrait de comprendre la condition humaine, à condition de bien apprendre leurs idées” (p.171).
Par contre, on lit avec stupeur que Cyrulnik prend encore au sérieux ce que Freud a raconté dans Totem et Tabou pour expliquer la genèse de la civilisation et de la religion. Il écrit : « La mémoire du meurtre initial qui a lancé le processus de civilisation persiste à travers les générations » (p.169). Rappelons que Freud avait imaginé que les premiers hommes avaient tué le père primitif, l’avaient dévoré, puis avaient éprouvé de la culpabilité et s’étaient mis à lui obéir. L’effet de ces événements se serait transmis jusqu’à nous. Lacan, en l’occurrence, était moins naïf que Cyrulnik. Il écrivait : « Totem et Tabou, il faut étudier sa composition, qui est une des choses les plus tordues qu’on puisse imaginer. Ce n’est tout de même pas parce que je prêche le retour à Freud, que je ne peux pas dire que Totem et Tabou, c’est tordu » [14].
Généralisations & dichotomisations
Cyrulnik écrit joliment, mais il a le défaut de généraliser et d’absolutiser. C’est notamment le cas quand il caractérise, en les opposant, les croyants et les incroyants. Exemples:
– « Les religieux sont avides de certitudes et de traditions. Pour eux, tout changement est une agression, alors que pour un incroyant, c’est une aventure stressante et amusante, qui donne la sensation d’exister » (p.179).
– « Les incroyants font l’effet d’agresseurs puisque leur simple existence expose au doute qui empêche d’aimer ce Dieu thérapeute dont les désespérés ont le plus grand besoin » (p.67).
– « Les non-religieux n’ont pas de limites à leur empathie, alors que les religieux éprouvent un élan vers leurs frères en religion et un mépris craintif pour ceux qui vivent sans dieu » (p.193).
– « Les sans-dieu acceptent volontiers l’incertitude, ils sont plus autonomes, moins conformistes, aiment la réflexion incitée par le doute, n’emploient jamais le mot “tolérance” puisqu’ils n’ont pas à tolérer la présence d’un autre qui vit simplement avec eux » (p.297).
– « La joie religieuse est dépourvue d’humour. Celui qui éprouve “l’euphorie d’être” s’oriente en souriant vers l’autre, il ouvre ses bras, dit des mots gentils mais ne rigole pas » (p.300).
– « René Girard, le grand anthropologue a théorisé le concept de “désir mimétique”, où tout désir est une imitation du désir de l’autre » (p.236). Soulignons « tout » désir. C’est la thèse de Girard, mais Cyrulnik la reprend naïvement à son compte [15]. Il y a évidemment des désirs par imitation, mais il y en a bien d’autres. Un enfant peut désirer une glace parce qu’il voit un autre enfant en lécher une, mais il peut aussi désirer une glace en voyant un glacier…