À quoi rime l’infertilité d’un couple de femmes ?
Agrégée de philosophie, Sylviane Agacinski a enseigné au lycée Carnot à Paris et à l’École des Hautes-Études en Sciences Sociales (EHESS). Elle a aussi participé à l’ouvrage collectif La Plus Belle Histoire des Femmes avec Françoise Héritier ; Michelle Perrot et Nicole Bacharan (Seuil, 2011) et écrit Femmes entre sexe et genre, 2010 (Grand Prix Moron de l’Académie française) ainsi que Le Tiers-corps, réflexions sur le don d’organes, 2018.
Favorable à l’ouverture du mariage aux couples homosexuels, elle s’oppose cependant au concept d’« homoparenté » et considère comme indissociables les notions de « parent » et de « géniteur ». Les liens biologiques sont primordiaux. Un enfant a, selon elle, besoin de cet équilibre naturel qu’est la présence (ou du moins la connaissance) de ses deux parents qui lui ont offert la vie.
Quarante-sept députés de la majorité présidentielle déclaraient dans une tribune publiée par Libération le 29 mai 2018 : « L’extension de la PMA à toutes les femmes n’enlèvera aucun droit à personne ». Sylviane Agacinski voit dans cette affirmation une tromperie : il y a bien une personne qui est privée d’un droit essentiel par l’extension de la PMA, c’est l’enfant à naître. Il perd le droit de connaître l’identité de son donneur-géniteur dans le cas d’une PMA effectuée à la demande d’un couple de femmes homosexuelles. Dans le cas d’une PMA effectuée à la demande d’une femme seule implique, la filiation étant exclusivement maternelle prive aussi l’enfant de père et de famille paternelle.
Cette privation de droit se ferait sous prétexte de « donner toute sa portée à la volonté des individus [sous-entendu des femmes] » comme l’a déclaré à l’Assemblée le rapporteur de la loi Jean-Louis Touraine (député LRM). L’intention fonderait donc la filiation.
À l’origine de cette dérive juridique, Sylviane Agacinski évoque un non-sens sur la notion d’infertilité, jusqu’alors seul critère de recours à la PMA. Car l’infertilité s’applique à des couples potentiellement fertiles et donc composés d’un homme et d’une femme en âge de procréer : « Parler de l’infertilité d’une personne seule, d’une femme ayant passé l’âge de la ménopause ou d’un couple de même sexe est un pur non-sens. »
L’une de ses principales craintes concernant l’élargissement de la PMA est la marchandisation de l’enfant, d’où l’emploi du terme « productivisme » : « À la veille d’un débat au Parlement, et alors que la « bioéthique » semble perdre tout repère, il me semble important de considérer la dimension morale et sociale d’un productivisme inquiétant, étendu à la vie elle-même. »
Dépassant le cadre de la PMA, la philosophe aborde le rapport de l’homme à son corps et à la vie. Elle cite Hannah Arendt dans The Human Condition (1958), qui évoque l’effort des chercheurs de son temps pour « fabriquer des êtres humains en éprouvette » comme si l’homme cherchait à « échanger sa vie, reçue de nulle part » contre « un ouvrage de ses propres mains ». Voilà, c’est fait. Le corps humain est fabriqué, développé en éprouvette. Alors pourquoi ne pas en faire un bien qu’on peut vendre ou échanger tant qu’on y est ?
Après la PMA pour toutes, la légalisation de la GPA (gestation pour autrui) ?
Sylviane Agacinski craint que l’extension de la PMA à toutes les femmes entraîne à terme la légalisation de la GPA (gestation pour autrui), autrement dit du recours à une mère porteuse par des couples infertiles, y compris homosexuels, ce qu’elle considère comme « une plaisanterie de mauvais goût ». Cette nouvelle dérive s’inscrit dans la logique du : « si je veux un enfant, je dois pouvoir l’avoir ».
Si la philosophe établit un lien direct entre PMA et GPA, c’est parce que le rapport de janvier 2019 recommande de légiférer pour assurer « la reconnaissance de plein droit du statut juridique du parent d’intention tel qu’il est légalement établi à l’étranger » et ainsi satisfaire les couples qui se sont rendus à l’étranger (Espagne, Belgique) pour avoir recours à une mère porteuse.
La GPA soulève qui plus est d’immenses problèmes pratiques en entraînant un besoin croissant de ressources biologiques humaines comme les gamètes (cellules sexuelles aussi bien mâles que femelles). En France, l’accès à ces ressources n’est permis par la loi qu’à travers le don bénévole et gratuit. Malheureusement, cela risque de se révéler très insuffisant.
L’auteure fait le parallèle avec le don d’organes comme le rein qui connaît une importante pénurie. Au point qu’on ne meurt plus d’une maladie grave mais d’un manque de greffon. Pour combler ce manque, les hôpitaux vont être confronter à l’alternative de produire des greffons artificiels ou, à défaut, les acheter aux populations déshéritées. Ainsi le corps humain risque-t-il de devenir une marchandise comme une autre. Et le marché de la chair une véritable industrie.
Mais si l’on s’en tient à une approche humaniste et démocratique, le corps n’est pas un bien : « Dans l’ouvrage de 1970, Our Bodies, Ourselves, des féministes bostoniennes revendiquaient la liberté de leur vie sexuelle, de leur intimité et de leur fécondité. Elles disaient, elles aussi : « Nos corps, nous-mêmes. » Cette formule a été malheureusement transposée dans un slogan ambigu : « Mon corps m’appartient. » Ce n’est pas la même chose. » écrit-elle.
Sylviane Agacinski regrette cette confusion, entretenue par l’idéologie ultralibérale qui nous fait considérer notre corps comme un bien, une propriété que nous sommes libres d’aliéner. Elle nous éloigne de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui précisait qu’un homme « ne peut se vendre ni être vendu » et que « sa personne n’est pas une propriété aliénable » (Article 18).
Elle y voit une forme inédite de servitude et de « réduction en esclavage ». La GPA revient à s’approprier l’usage des organes d’une femme et le fruit de cet usage (l’enfant) et à s’approprier la vie de la personne elle-même pendant tout le temps de la grossesse. Elle représente « une sérieuse entorse au principe d’indisponibilité du corps humain » et implique « l’exploitation des femmes à un niveau international ».
Sylviane Agacinski met en avant un autre paradoxe concernant la GPA : « Au moment où, dans notre pays, on prétend s’attaquer sérieusement à toutes les « violences faites aux femmes », comment expliquer qu’on se montre si souvent complaisant à l’égard de la pratique des « ventres à louer » » ?
Les contradictions du rapport sur la PMA relèvent d’après elle d’une stratégie délibérée : satisfaire à terme le « droit à la GPA » revendiqué par un militantisme gay très actif tout en restant politiquement prudent pour ne pas effrayer une opinion de plus en plus convaincue que la GPA n’est pas humainement tolérable.
Aujourd’hui, notre corps est de moins en moins vulnérable aux maladies mais il est aussi de moins en moins vivant ! Le corps maternel n’est envisagé que comme un outil remplaçable. Il devient même facultatif dans le processus de « faire des enfants », « Faire » étant aujourd’hui employé dans le sens de « fabriquer » des enfants. « Si l’enfantement peut être confié à des machines, alors le ventre féminin n’est au fond qu’un incubateur. »
Il ne s’agit pas de mots en l’air pour l’auteure. Depuis plus de vingt ans, les chercheurs tentent d’externaliser la gestation de l’embryon dans une sorte de machine nommée Utérus artificiel (UA). C’est là le comble de la démesure. Et l’utérus n’est dès lors vu que comme un moyen de production. Cela revient à désincarner le processus de procréation et entrer dans Le Meilleur des Mondes, une société cauchemardesque dépeinte par le romancier Aldous Huxley.
Charlotte Chaulin Hérodote